mardi 30 juin 2015

FRANCE. « La religion n’est pas le moteur du jihad »

Le 27 juin 2015, le quotidien Breton Le Télégramme publiait une entrevue avec le Juge Trévidic, qui vient de passer 15 ans au pôle antiterroriste du TGI de Paris. L'article, intitulé "La religion n'est pas le moteur du jihad", dresse un constat à contre courant de la version simpliste du mouvement djihadiste serinée par les autorités et habituellement ressassée par les médias traditionnels. La récente Loi sur le Renseignement est également largement critiquée par le magistrat, qui en prédit déjà les dérives.
Marc Trévidic [1] est un magistrat qui, plus que n'importe qui, sait de quoi il parle en matière de menace terroriste. Quinze années passées au Parquet, puis en tant que Juge d'Instruction au pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris, font assûrément de lui un homme d'expérience en la matière. Et donc en matière de "djihadisme", ce nouveau fléau contre lequel Manuel Valls voulait encore récemment "gagner la guerre", au motif déjà entendu outre-Atlantique il y a 15 ans et avec sa grandiloquence maintenant habituelle que "c’est au fond une guerre de civilisation" et que "c’est notre société, notre civilisation, nos valeurs que nous défendons." Tout ceci pour justifier toujours plus d'écoutes et d'intrusions massives dans nos vies privées, vers une dé-judiciarisation de notre société aux risques sans doute bien plus grands à terme. Pourtant ces moyens exceptionnels n'ont en rien empêché ce qu'il s'est passé en Isère récemment, alors qu'on serait en droit d'en attendre une efficacité sans faille compte tenu des contraintes imposées à l'ensemble de la société, et des moyens, eux aussi sans limite, qui y sont consacrés.

La religion n'est pas le moteur de ce mouvement

Non, le Juge Trévidic est certainement beaucoup plus expérimenté, lucide et pondéré que Manuel Valls sur la question du terrorisme. Sa vision éclairée de la situation dresse un portrait différent de la situation, où apparaît finalement comme première cause de ces "radicalisations" un désœuvrement conjoncturel. Car selon Marc Trévidic, "ceux qui partent faire le jihad agissent ainsi à 90 % pour des motifs personnels : pour en découdre, pour l'aventure, pour se venger, parce qu'ils ne trouvent pas leur place dans la société... Et à 10 % seulement pour des convictions religieuses : l'islam radical." Et de poursuivre par cette évidence qui en découle : "La religion n'est pas le moteur de ce mouvement". Par conséquent, selon le magistrat, "c'est pour cette même raison que placer la déradicalisation sous ce seul filtre ne pourra pas fonctionner." [2]
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Le Juge Trévidic évoque surtout la folie de "personnes qui sont à la limite de la psychopathie... mais qui auraient été dangereuses dans tous les cas, avec ou sans djihad." Autrement dit, à une autre époque, ces gens auraient pu aussi bien s'enrôler en tant que mercenaires [3] pour une toute autre cause, que d'être des membres actifs du réseau occidental Gladio, où il fallait là aussi savoir faire preuve d'une détermination et d'une cruauté sans limite contre l'ennemi Russe alors désigné (et ressorti depuis peu des placards par le biais du conflit Ukrainien). Mais ces personnes auraient pu tout simplement aussi choisir de trucider leur voisin ou leur ex, générant des faits divers tragiques qui alimentent déjà nos quotidiens.
(Illustration extraite de Pinterest.com)

La lutte anti-terroriste par le Renseignement ? Un chantage sur les magistrats

Le Juge Trévidic revient ensuite sur la Loi sur le Renseignement votée récemment à une très large majorité et avec une "légéreté" surprenante, nos représentants témoignant ici à la fois d'une réaction émotionnelle - déjà vue là encore de l'autre côté de l'Atlantique il y a 15 ans - et d'une méconnaissance des mécanismes profonds de ce qu'ils prétendent vouloir combattre. Selon le magistrat, il s'agit plutôt de judiciariser à temps et à bon escient, tout autant que de ré-équilibrer l'allocation des moyens, qui consiste actuellement à privilégier largement le renseignement au détriment du judiciaire. Il interroge ensuite : "Demain, si un service de renseignement me dit que vous êtes un dangereux terroriste qui projette de poser une bombe, devrais-je croire ce service sur parole, sans aucun élément ?" Avant de répondre que "C'est pourtant la tendance qui se dessine." Et d'expliquer que les services de renseignement exercent une forme de chantage sur les magistrats pour forcer leur action à partir d'éléments peu fiables, mais en agitant toujours l'épouvantail de la "menace terroriste."

Le renseignement au service du judiciaire. Pas l'inverse.

Lorsque la question "Pourquoi le gouvernement a-t-il malgré tout privilégié le renseignement ?" est posée au magistrat, celui-ci répond sans ambiguïté : "[Le Gouvernement] ne peut pas contrôler le judiciaire. Le renseignement, sur lequel il a la main, si." Et d'évoquer les "conflits d'intérêts" évidents quand l’État se retrouve "juge et partie" des affaires qu'il veut s'accaparer. Et le contrôle de tout ça ? "Très compliqué et peu efficient" selon le Juge Trévidic, avec la sempiternelle et imparable parade du "secret défense" pour bloquer toute procédure judiciaire ! Ou comment l’État se met à l'abri de tout contrôle quand il s'approprie les enquêtes en matière de "terrorisme, mais aussi pour les intérêts économiques et scientifiques, les intérêts internationaux de la France, la paix publique, la criminalité organisée et la sécurité nationale." Doit-on s'attendre bientôt à voir détenues en France aussi - et peut-être délocalisées pour être torturées qui sait ? - des personnes sans qu'aucunes charges ne leur soit notifiées, sur un simple soupçon des services de renseignements quant-au fait que ces personnes sont susceptibles d'être des "terroristes" [4] ?
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(Illustration extraite du site olivierdemeulenaere.wordpress.com)

Ces opérations vont se généraliser

Le Juge Trévidic prévoit sans surprise et avec fatalisme que, fortes de l'adoption de la Loi sur le Renseignement, les pratiques auparavant illégales (mais pourtant jamais poursuivies, "secret défense" oblige !), dorénavant légalisées, vont se "généraliser". Comment pourrait-il en être autrement ? Des pratiques aux résultats douteux, puisque plus les mois passent, plus on nous serine que "la menace terroriste n'a jamais été aussi importante", notamment aux Etats-Unis[5] où des mesures draconiennes sont pourtant à l’œuvre depuis 15 ans. La "traque au terrorisme" a bon dos puisqu'elle s'autorise à faire placer sur écoute Angela Merkel ou les trois derniers Présidents Français, sans nul doute - si l'on s'en réfère aux motivations premières de cette surveillance de masse - pour vérifier s'ils ne préparent pas un attentat contre les intérêts américains !

La radicalisation d'une frange de la société occidentale n'est pas nouvelle. Elle prend la forme aujourd'hui, pour certains, d'un enrôlement dans les rangs de l'Etat Islamique. Cette population, certainement un peu "psychopathe" comme le souligne le Juge Trévidic, n'en demeure pas moins également rationnelle dans ses choix, et répond inévitablement à l'appel médiatique "anti-occidental" de Daesh. Il faut en effet bien reconnaitre que la région où prospère l’État Islamique (Irak et Syrie) a été volontairement "chaotisée" par l'Occident et son impérialisme agressif, notamment à partir de guerres totalement injustifiées et illégales. La guerre d'Irak de 2003 constitue bien sûr le point d'orgue de ces guerres scélérates ayant causé la mort de centaines de milliers de civils forcément innocents.
Ces agressions sont logiquement considérées comme des injustices flagrantes aux yeux non seulement des populations directement concernées, mais également aux yeux du monde. Or, il n'y pas d'action sans réaction, et l'afflux de mercenaires du monde entier pour combattre dans les rangs de cette armée n'est que la réaction prévisible et logique aux agressions occidentales perpétrées depuis des années [6], à des fins bien sûr davantage mercantiles qu'humanitaires, particulièrement au Moyen Orient.

Pour tarir l'afflux de ces combattants, ne vaudrait-il pas mieux s'attaquer aux causes plutôt qu'aux conséquences ? Bref, ne faudrait-il pas privilégier une action à long terme plutôt qu'une vision à court-terme ? En ce sens, il conviendrait surtout pour l'Occident de mettre un frein à cet impérialisme galopant, qui constitue en réalité la première menace pour sa société. Or, les récents développements depuis le début de l'année, notamment en France, dévoilent une politique étrangère à l'exact opposé, où l'on constate un glissement progressif "sous le chapeau américain" comme l'a déclaré récemment et si justement Roland Dumas. On peut par conséquent prévoir que la "menace terroriste", réelle ou fictive, a encore de beaux jours devant elle dans l'Hexagone.
 
 
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Notes :
 
[1] Le Juge Trévidic a notamment instruit les dossiers de l'Attentat de Karachi et celui de l'assassinat des Moines de Tibhirine. Dans le premier dossier, il s'est vu fréquemment opposer le "secret défense" par certains témoins.
[2] Le site gouvernemental Stop-Djihadisme, par exemple, cible la radicalisation djihadiste essentiellement à travers une optique religieuse.
[3] Comment qualifier autrement une armée de l'Etat Islamique qui comptait selon les estimations 12 000 combattants étrangers issus du monde musulman (mais pas forcément musulmans), et 3 000 autres combattants venant de l'Occident dont 700 Français, 400 Britanniques, 270 Allemands, 250 Belges, 250 Australiens, 120 Néerlandais, 100 Danois, 70 Américains, 60 Autrichiens, 50 Norvégiens, 30 Irlandais, 30 Suédois et 30 Arabes israéliens ? Ces chiffres, datés de 2014 avant la proclamation du Califat, ont sans doute explosé depuis. Selon Le Monde du 17 juin 2015, il y aurait également 2000 Russes dans les rangs de l'EI (Source : Wikipédia)
[4] Le terme "terroriste" possède une signification à géométrie variable et il est de plus en plus employé par les autorités, relayé par les médias, pour désigner en réalité des "dissidents" ou des "opposants politiques". En ce sens un "terroriste" n'est parfois, dans cette "novlangue" qui se met en place, qu'un simple adversaire. Le même amalgame concerne les "djihadistes", qui sont communément appelés "rebelles" quand ils combattent aux côté de l'Occident un régime non désiré par celui-ci, et "terroristes" quand ils ne vont pas dans le sens des intérêts occidentaux. Il faut bien comprendre qu'il s'agit pourtant des mêmes, et que les premiers ne sont pas forcément plus modérés que les seconds.
[5] Dans cet article de The Intercept, le célèbre journaliste politique Glenn Greenwald, qui est notamment au coeur des révélations d'Edward Snowden, ironise sur la menace terroriste aux Etats Unis, qui serait toujours plus élevée au fil des ans selon les déclarations des représentants. A partir d'exemples concrets, l'auteur en conclut que, de deux choses l'une :
- soit les alarmistes exagèrent fortement la menace pour des raisons personnelles / égoïstes
- soit ils disent la vérité - la menace est toujours plus forte année après année - ce qui devrait signifier la réévaluation de la sagesse des politiques anti-terroristes qui ne font qu'empirer le problème 
[6] Et ceci indépendamment du fait que les responsables de l’État Islamique sont sans doute liés à certains services de renseignements, point sur lequel ses petits soldats, sa "chair à canon", doivent naturellement rester ignorants.

par foofighter (son site)
mardi 30 juin 2015