jeudi 10 mars 2016

Syrie : le calme avant la tempête ?


Le cessez-le-feu en Syrie (qui n’est pas vraiment un cessez-le-feu, mais plutôt une concentration des opérations de combat), tient étonnamment bien. C’est dû d’abord à la tactique brillante consistant à contraindre chaque groupe combattant en Syrie à se définir lui-même comme un bon modéré, et jouir d’une sécurité garantie, ou comme un mauvais terroriste et devenir une cible indiscutablement légitime qui peut concerner tout le monde.

De jure, les seuls qui peuvent légalement frapper tout le monde sont uniquement les Russes et les Syriens, tout les autres, y compris la coalition dirigée par les États-Unis, sont présents dans l’illégalité totale, mais le dernier accord reconnaît de facto le droit de toutes les parties à attaquer les terroristes. En forçant chaque groupe à se définir lui-même, les Russes ont ôté toute crédibilité à l’accusation assez absurde qu’ils bombardaient les bons terroristes, cette dernière catégorie ayant essentiellement disparu du conflit. Et pour être vraiment honnête et franc à ce propos, les États-Unis ont été forcés d’accepter la définition russe du terroriste comme «quelqu’un qui combat le gouvernement syrien». Oh, je sais, ils n’ont jamais été d’accord avec une telle formulation, mais puisque ceux qui jusqu’ici combattaient étaient catalogués comme bonne et mauvaise opposition au gouvernement syrien, et puisque maintenant la bonne opposition accepte la trêve/cessez-le-feu, cela signifie que tous ceux qui combattent le gouvernement sont mauvais, ipso facto. Donc quiconque prend les armes contre le gouvernement syrien est mauvais et une cible légitime pour être totalement éliminé. CQFD.
Le pire pour les Américains est d’être tombés dans ce piège conceptuel les yeux grands ouverts sans rien pouvoir y faire. Ils savaient que leur seule chance d’éviter une défaite militaire humiliante sur le terrain était de la métamorphoser en un cessez-le-feu suivi par une sorte de transition vague. Donc oui, ils détestent ce résultat, mais l’autre aurait été encore pire. En outre, quelques responsables ont sans doute réalisé que la politique américaine en Syrie était totalement insensée, confinant à une sorte de trouble dissociatif de l’identité, dans laquelle les différents services américains [CIA, DIA, Département d’État, Pentagone, etc. NdT] n’étaient pas au courant de ce que les autres faisaient et, dans certains cas, luttaient même littéralement les uns contre les autres sur le terrain. Persister sur une voie aussi totalement dingue comportait le risque d’une guerre majeure avec la Russie, ce que ni les Européens ni une grande part de l’État profond (non-néocon) étasunien ne voulaient vraiment. Ainsi, tandis que nous pouvons légitimement couvrir de mépris la stupidité de la politique de l’administration Obama en Syrie, rappelons-nous que cela aurait pu être pire (imaginez seulement Hillary à la Maison Blanche !). En s’éloignant du gouffre, les États-Unis ont fait ce qu’il fallait.
Et ce n’est pas comme si nous suffoquions de gratitude non plus. Premièrement, les États-Unis ont créé ce gâchis depuis le début et, deuxièmement, ce n’est pas non plus comme s’ils avaient maintenant totalement recouvré leur santé mentale. Non seulement les États-Unis enragent à cause de l’humiliation infligée par la Russie, mais maintenant quelques néo-conservateurs purs et durs veulent traduire en justice Assad, la Russie, l’Iran, pour crimes de guerre en Syrie ! Cette absurdité est le résultat direct de ce mélange exclusivement américain de délire et de rage impuissante à propos de la Russie et, réellement, du monde entier. Un peu comme un enfant brisant un jouet dont on lui a dit qu’il ne pouvait pas l’avoir. Bien que je ne puisse jamais écarter la possibilité que les États-Unis fassent quelque chose de totalement irresponsable, le danger principal aujourd’hui, comme avant, ne vient pas d’eux, mais de la combinaison toxique et explosive que forment la Turquie et l’Arabie saoudite.
Ankara et Riyad donnent tous les signes qu’ils sont prêts à faire des bêtises. Non seulement leurs discours restent belliqueux, mais ils jouent aussi à toutes sortes de jeux militaires très dangereux : dans une démonstration d’irresponsabilité et  d’imprudence totales, l’Arabie saoudite aurait engagé 150 000 hommes dans ce que les Saoudiens décrivent comme «le deuxième plus grand rassemblement militaire depuis Tempête du désert». D’autres sources (ici et ici) parlent de 350 000 hommes (aujourd’hui 20 pays participent officiellement à ces exercices). Les Saoudiens ont aussi déplacé 4 F-15S sur la base d’Incirlik en Turquie. Ce n’est pas beaucoup, mais cela pourrait n’être qu’une force de déclenchement qui, si elle était attaquée, pourrait justifier l’engagement de la force aérienne d’Arabie saoudite, plus importante et raisonnablement moderne (à peu près 300 avions de combat, 5 AWACS et 5 avions de ravitaillement en vol). Ajoutez-y l’aviation turque (à peu près 250 avions de combat, 4 AWACS et 7 avions de ravitaillement en vol) et vous verrez que la menace contre la toute petite force aérospatiale russe (50 avions de combat) est tout à fait réelle, même si les pilotes russes et leurs avions sont très supérieurs à tout ce qu’ont les Turcs ou les Saoudiens. Les Iraniens aussi se sentent menacés et mettent en garde contre une invasion de la Syrie.
Donc quelle est l’importance réelle de cette menace turco-saoudienne ?
Cela dépend vraiment de vos hypothèses.
Si vous présumez que les Turcs et les Saoudiens sont des acteurs rationnels, alors la menace n’est pas très grande. Pour la raison que même si cette coalition wahhabite amène une grande puissance aérienne, leurs forces terrestres, bien qu’importantes, sont loin de la zone de conflit et n’ont pas ce qu’il faut pour vaincre les forces syriennes, iraniennes et du Hezbollah sur le terrain. Et comme l’aviation seule ne peut pas gagner une guerre, les seules forces terrestres sur lesquelles les Turcs et les Saoudiens pourraient compter seraient celles de Daech. Ce n’est pas une bonne option du tout, ni militairement, ni politiquement. Cependant…
Si vous partez de l’idée que les Turcs et les Saoudiens ont perdu et s’accrochent à leur frustration d’avoir échoué à renverser Assad et à prendre le contrôle de la Syrie, alors ils peuvent certainement provoquer un conflit direct avec la Russie : puisque la toute petite force russe en Syrie ne peut pas se protéger d’un adversaire aussi puissant, la Russie n’aurait pas d’autre choix que de mettre ses capacités d’attaque à longue portée (forces aérospatiales, missiles balistiques et de croisière) dans la bataille. Plus significativement encore, la Russie devrait frapper les Turcs et les Saoudiens qui opéreraient depuis des bases aériennes partagées avec les États-Unis (CENTCOM) et l’Otan en Turquie et en Arabie saoudite. Également, dans le cas d’une telle attaque turco-saoudienne flagrante sur les forces russes, je m’attendrais sûrement à ce que des MiG-31 russes (opérant éventuellement depuis l’Iran) attaquent l’aviation ennemie. En fin de compte, ni l’Iran ni la Russie ne permettront aux wahhabites d’envahir la Syrie et donc les Turcs et les Saoudiens devront se demander s’ils veulent vraiment une guerre avec la Russie, l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, en particulier une guerre dans laquelle à la fois la Russie et l’Iran peuvent, et probablement le feront, attaquer leurs armées déployées dans leurs pays et leurs infrastructures de soutien.
Un scénario plus probable est que les États-Unis, la Turquie et le Royaume d’Arabie saoudite tentent de trouver un moyen de sauver Daech et de se tailler un morceau de Wahhabistan syrien, qui pourrait être utilisé pour maintenir la Syrie faible et sanguinolente dans un avenir prévisible. C’est clairement le choix que les Israéliens privilégient aussi : diviser la Syrie entre un Kurdistan syrien de facto au nord, un Wahhabistan à l’est et une république syrienne laïque le long de la côte méditerranéenne. Que ce soit en totale contradiction avec les décisions du Conseil de sécurité de l’ONU ne dérange apparemment pas ceux qui envisagent maintenant de telles options.
Il semble que nous soyons dans le proverbial calme avant la tempête et que la guerre en Syrie se réenflammera bientôt avec une intensité peut-être encore plus grande que jusqu’à présent.
The Saker
PS : Il semble que le Premier ministre turc Ahmet Davutoglu se soit rendu à Téhéran pour parler avec son homologue iranien. Bien. Dieu veuille que les Iraniens fassent pénétrer un peu de raison dans les têtes des dirigeants turcs.
L’article original est paru sur The Unz Review
Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par Diane pour le Saker francophone

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