On peut bien évidemment invoquer la situation dans la région, avec une Libye voisine en pleine déconfiture et en butte à la prolifération des organisations terroristes, outre les enjeux géostratégiques, au centre desquels la Tunisie, qui tente peu ou prou de garder la tête hors de l’eau.  
Ces enjeux régionaux, ne sont, bien sûr, pas étrangers à la multiplication des actes terroristes sur notre territoire ou à l’instabilité sécuritaire à laquelle nous sommes confrontés. Notre pays n’est pas isolé des tractations mondiales, mais il est de ces facteurs tuniso-tunisiens qui ont favorisé, voire participé à la montée en puissance des radicaux religieux. On a ainsi préparé le terrain à l’endoctrinement de milliers de jeunes qui rejoindront les groupes terroristes. N’oublions pas que plus de 5 000 djihadistes tunisiens combattent en Syrie, en Irak ou en Libye.

Le religieux s’est imbriqué avec le politique

Dès l’arrivée au pouvoir d’Ennahda en Tunisie [entre novembre 2011 et janvier 2014 après avoir emporté le scrutin du 23 octobre 2011], le pays a connu une période marquée par une islamisation rampante de la société. Premier parti de Tunisie, le mouvement s’est attelé à diffuser son idéologie de l’islam politique. Les mosquées ont été occupées de force par des imams extrémistes prêchant le retour à la charia et diffusant des messages de haine envers les laïques. Des débordements ont vite été enregistrés.
Le religieux s’est imbriqué avec le politique, et on en est arrivé à dénigrer tel opposant politique, ou carrément à le déclarer impie. Des appels au meurtre ont même été proférés. L’espace public a été envahi, des tentes de prêche devant ont été posées devant les lycées et les collèges, sous le regard bienveillant des autorités. L’opération d’endoctrinement était en marche.

Mouvances radicales

A partir de 2012, responsables de la sécurité, société civile et dirigeants politiques ont commencé à tirer la sonnette d’alarme face à cette montée en puissance des mouvances radicales et au risque que cela pourrait engendrer. Ces mises en garde sont tombées dans l’oreille d’un sourd, ou plutôt de quelqu’un qui feint la surdité. Rached Ghannouchi, chef d’Ennahda, nous expliquait combien ses “enfants salafistes [lui] rappellent sa jeunesse” et comment ils “cherchent à promouvoir une nouvelle culture”.  

Toujours en 2012, on découvrit une vidéo de sa rencontre avec une délégation de salafistes, où il invoque l’expérience algérienne et demande aux troupes de patienter et de procéder par étapes avant de mettre en place le projet islamique. C’est que, disait Ghannouchi, ni les médias, ni l’appareil sécuritaire et militaire, ni l’administration en Tunisie ne leur sont [encore] acquis…

Des meetings des plus surréalistes

On se rappellera également de l’afflux en Tunisie des prédicateurs étrangers, venant véhiculer les idées intégristes dans le pur jus wahhabite. Des séries de conférences ont été organisées partout en Tunisie et on a assisté à des meetings des plus surréalistes, où l’obscurantisme rivalisait avec le radicalisme. Pour accueillir ces personnalités venant d’autres cieux, prônant entre autres l’instauration de la charia et l’excision des petites filles, des dirigeants d’Ennahda ou du Congrès pour la République [CPR, centre gauche nationaliste, arrivé deuxième lors du scrutin d’octobre 2011] étaient au rendez-vous.
Mais ce n’était que le début. Toujours en cette année 2012, on commençait à s’inquiéter de la présence de djihadistes dans les hauteurs ouest du pays, en l’occurrence au mont Chaambi [à la frontière algérienne ; la traque quasi permanente des djihadistes retranchés dans cette montagne a fait plusieurs victimes dans les rangs de l’armée et de la garde nationale]. A ces inquiétudes, Khaled Tarrouche, alors porte-parole du ministère de l’Intérieur, rétorquait que ce ne n’étaient que des sportifs luttant contre leur cholestérol. Nous connaissons tous la suite de l’histoire.

Manifestation des salafistes

Les dirigeants d’Ennahda sont montés au créneau et ont crié à la persécution, ressortant la carte de la victimisation. On entendait partout : “Avant l’épouvantail était Ennahda, maintenant ce sont les mouvances salafistes, mais il n’est pas question qu’on entre en confrontation avec ces mouvances…”

C’est ainsi que l’avenue Habib Bourguiba, en plein cœur de Tunis, a connu une grande manifestation des salafistes pour l’instauration de la charia, sans oublier le grand rassemblement à Kairouan d’Ansar Al-Charia [Les défenseurs de la religion], classée organisation terroriste après l’attaque de l’ambassade américaine en septembre 2012…
Abou Iyadh [le responsable de cette attaque] comptait parmi ses invités Sadok Chourou et Habib Ellouze, d’Ennahda, ou Abderraouf Ayadi, du CPR. Après les événements de l’ambassade américaine, Ali Larayedh [ministre de l’Intérieur à l’époque] a laissé filer ce même Abou Iyadh, devenu ennemi public numéro un. Il était encerclé par les forces de l’ordre à la mosquée El-Fath [dans le centre de Tunis], l’ordre attendu du ministre de l’Intérieur de l’arrêter n’est pas venu, et le chef d’Ansar Al-Charia a pu être exfiltré vers la Libye sans être inquiété.

Les radicaux de tout genre

On n’oubliera pas les propos de Sihem Bensedrine [militante des droits de l’homme souvent accusée de faire le jeu des islamistes] sur les conteneurs de barbes artificielles qui seraient en rapport direct avec les centres d’intelligence étrangers voulant nuire à l’intérêt du pays. Point de menace terroriste selon elle. On en revient à notre épouvantail ! On se rappellera du président de la République Moncef Marzouki recevant au palais de Carthage les prédicateurs extrémistes de la place et les radicaux de tout genre.
On se rappellera des milliers de jeunes endoctrinés qui ont pu quitter le pays pour rejoindre les djihadistes en Syrie, toujours sans être inquiétés, et étant même encouragés par les imams. On n’oubliera pas la députée Samia Abbou [membre du CPR jusqu’en 2013], qui affirmait que tout ce qui se passait en Tunisie était une tentative de terroriser les Tunisiens, et qu’il n’y a pas de Daech dans le pays. Pour ces politiques, le terrorisme n’était rien d’autre qu’un épouvantail…  
Sauf que cet épouvantail s’est finalement révélé une réelle menace. Les assassinats de Chokri Belaïd [6 février 2013], de Mohamed Brahmi [25 juillet 2013], de dizaines de nos valeureux soldats, et les multiples attentats, dont le dernier est celui de Ben Guerdane, n’ont pas fini de meurtrir la Tunisie.
Avec l’avènement d’un nouveau pouvoir en 2015 et de Nidaa Tounès [Appel de la Tunisie, centriste, vainqueur des législatives d’octobre 2014 et de la présidentielle de novembre-décembre 2014], une bonne frange de la société croyait dur comme fer que la situation sécuritaire irait en s’améliorant. Surtout que Nidaa s’est posé comme étant l’un des plus farouches adversaires du mouvement islamiste Ennahda. Mais Nidaa et Ennahda ont fait ami-ami et tout le reste ou presque a été relégué aux oubliettes.
Ikhlas Latif
Titre original : Attaque de Ben Guerdane : les terroristes sont parmi nous
http://www.courrierinternational.com/article/tunisie-attaque-de-ben-guerdane-les-terroristes-sont-parmi-nous