dimanche 10 avril 2016

La création d’un Frankenstein. L’utilisation du wahhabisme saoudien comme outil de politique étrangère

Le problème des Al Saoud ne vient pas que du fait que leur légitimité soit complètement dépendante de leur identification au wahhabisme. Il vient du fait que, depuis le lancement de cette campagne, les Saouds ne le contrôlaient que nominalement et qu’ils ont laissé le génie sortir de la bouteille, génie qui maintenant mène une vie indépendante et ne peut plus être remis dans sa bouteille. 
Cela fait longtemps que l’on débat sur la longévité du régime saoudien. Lorsque j’ai visité l’Arabie saoudite pour la première fois, il y a 40 ans de cela, ma première conclusion fut qu’il ne pouvait pas durer. Je continue à penser la même chose, même si l’échelle de temps a changé, car la monarchie saoudienne possède évidemment une plus grande résilience que ce que je pensais au début. Une des raisons principales à mes doutes sur sa viabilité tient au pacte faustien qu’elle a passé avec les wahhabites, partisans d’un islam puritain, intolérant, discriminatoire et non pluraliste. 
C’est l’accord qui a engendré la plus grande campagne de diplomatie publique dans l’Histoire. Les estimations de dépenses faites pour financer des institutions culturelles musulmanes à travers le monde et créer des alliances avec des dirigeants musulmans non wahhabites et des agences de renseignement de divers pays musulmans, tout un travail pour répandre le point de vue wahhabite dans le monde ; ces dépenses de propagande sont estimées entre 75 et 100 milliards de dollars.
Cette campagne culturelle est un sujet que j’étudie depuis ma première visite au royaume, au cours de nombreuses visites suivantes, quand j’ai habité en Arabie saoudite à la veille du 11 septembre et durant les 4 ans et demi d’une bataille judiciaire que j’ai gagnée en 2006 à la Chambre des Lords anglaise. J’écris maintenant un livre sur le sujet, livre qui étudie les aboutissements de cette campagne dans quatre pays asiatiques, un africain et deux européens.
Cette campagne n’est pas seulement le résultat du mariage entre les Al Saoud et les wahhabites. Elle est le point central d’une politique de soft power saoudienne et une stratégie de survie pour les Al Saoud. Une des raisons, mais pas la seule, de la longévité des Al Saoud, est le fait que la propagation du wahhabisme provoque des retours de bâton dans les pays touchés par cette campagne. Plus que jamais auparavant, les similitudes idéologiques ou théologiques entre le wahhabisme et son parent théologique, le salafisme, le djihadisme en général et État Islamique en particulier, sont sous les feux de la rampe.
Le problème des Al Saoud ne vient pas seulement de ce que leur légitimité est complètement dépendante de leur identification au wahhabisme. Il vient du fait que, depuis le lancement de cette campagne, les Saouds ne le contrôlaient que nominalement et qu’ils ont laissé le génie sortir de la bouteille, génie qui maintenant mène une vie indépendante et ne peut plus être remis dans sa bouteille. C’est une des raisons majeures, comme je le détaillerai plus loin, pour laquelle je soutiens que les Al Saoud et les wahhabites se rapprochent d’une époque charnière, qui ne leur offrira pas vraiment de solutions, mais qui, au contraire, va rendre les choses plus compliquées en créant encore plus de rupture entre les militants, ruptures qui se feront sentir dans tout le monde musulman et dans les communautés musulmanes minoritaires, en créant des tensions sectaires dans des pays comme l’Indonésie, la Malaisie, le Bangladesh et le Pakistan.
Le récent assassinat, au sud des Philippines, d’un imam wahhabite saoudien dont la forte popularité est attestée par ses 12 millions de followers Twitter, montre que ce n’est plus le gouvernement, mais les responsables religieux qui deviennent des cibles. Et pas que les imams fidèles au gouvernement saoudien. Le Sheikh Aaidh al-Qarni est un produit de la fusion entre le wahhabisme et les Frères musulmans qui ont produit la Sahwa, un mouvement salafiste saoudien de réforme politique. Alors que les enquêteurs philippins partent du principe qu’EI/Daech/ISIS est responsable de l’assassinat, les médias saoudiens ont été prompts à reporter l’avertissement des autorités saoudiennes disant que les Gardes de la Révolution iranienne planifiaient une attaque.
Reculons d’un pas pour mieux apprécier le cadre dans lequel la campagne de financement saoudienne doit être vue. Pour les débutants, il est important de comprendre que même si les fonds proviennent de la même source, les objectifs de cette campagne divergent en fonction des différents partis. Pour les wahhabites, il s’agit de prosélytisme, de répandre la foi. Pour le gouvernement, il s’agit de soft power. Quelquefois les intérêts du gouvernement et des religieux coïncident, quelquefois ils divergent. De même, cette campagne a parfois connu de gros succès et parfois des résultats questionnables et l’on peut franchir le pas suivant en disant qu’elle risque de devenir un passif pour le gouvernement.
Il peut être difficile d’envisager le wahhabisme comme un soft power, mais le fait est que le salafisme était un mouvement qui n’a obtenu que de faibles résultats au cours des siècles précédant l’avènement de Mohammed Ibn Abdul Wahhab et n’a commencé a vraiment pénétrer les communautés musulmanes au delà de la péninsule arabique, que 175 ans après sa mort. Dans les années 1980, le salafisme s’est établi comme partie intégrante de la communauté musulmane mondiale, en prônant une plus grande religiosité dans les pays arabes, tout en favorisant l’émergence de mouvements et d’organisations islamistes. L’aspect soft power, surtout dans la relation de force entre l’Arabie saoudite et l’Iran, a réussi, particulièrement dans des pays comme la Malaisie, l’Indonésie et le Bangladesh, où les attitudes sectaires et le rejet des minorités se renforcent.
Permettez-moi d’illustrer cela avec une anecdote. L’homme qui était, jusqu’à peu, un haut fonctionnaire des services de renseignements et dirigeant du Nahdlatul Ulema, une des plus grandes organisations musulmanes indonésiennes et qui prétend être anti-wahhabite, parle arabe couramment. Il a passé 12 ans au Moyen-Orient en tant que représentant des renseignements indonésiens, dont huit en Arabie saoudite. Cette homme va prétendre dans la même phrase ne pas suivre le wahhabisme et se méfier des chiites, qui ne constituent que 1,2 % de la population indonésienne, dont les 2 millions de convertis sunnites des 40 dernières années, et qu’ils voient comme une des premières menaces à la sécurité intérieure indonésienne. Cet homme n’est pas anti-chiite par instinct mais perçoit les chiites comme une cinquième colonne. L’impact du financement saoudien, wahhabite et salafiste est tel que même le Nahdlatal Ulema est forcé d’adopter le langage et les concepts wahhabites lorsqu’il en vient à la perception d’une menace posée par l’Iran et les chiites.
Le prosélytisme wahhabite a servi les intérêts des Al Saoud alors qu’ils cherchaient à ralentir l’appel du nationalisme arabe et plus tard celui de la révolution iranienne – des développements tectoniques qui promettaient de redessiner la carte politique du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord d’une manière qui menaçait potentiellement les dirigeants saoudiens. Les deux événements étaient de type révolutionnaire et ont provoqué le renversement d’un roi soutenu par l’Occident. Le nationalisme arabe était séculaire et socialiste de nature. La révolution iranienne fut la première à renverser une icône américaine dans la région, d’autant plus un roi. La république islamique d’Iran représentait une forme d’islam révolutionnaire qui reconnaissait un certain degré de souveraineté populaire. Chacune à leur manière représentait une menace pour les Al Saoud, qui habillent leur légitimité d’un puritanisme religieux basé sur le principe d’une obéissance absolue au maître.
Finalement, la campagne saoudienne bénéficia de l’échec du socialisme arabe à fournir du travail, des biens et des services publics, et de l’arrêt de mort de la notion d’unité arabe due à l’écrasante victoire d’Israël en 1967 – où ce pays conquit Jérusalem-Est, la Cisjordanie, la Bande de Gaza, les plateaux du Golan et la péninsule du Sinaï. De plus, la rupture entre le dirigeant égyptien Gamel Abdel Nasser avec les Frères musulmans, groupe non salafiste, a entraîné le départ de nombreux Frères pour rejoindre le flux de migrants vers le Golfe. [Un certain nombre est allé en Algérie en tant qu'enseignants dont le rôle a été "d'arabiser et d'islamiser" les jeunes algériens, c'est à dire d'en faire les futures recrues des terroristes islamistes, FIS, GIA, AQMI, ... qui ont saigné l'Algérie durant une décennie, et qui continuent à ce jour. H.Genseric]. Ils amenèrent leur activisme avec eux et obtinrent des positions dans l’éducation, car peu de Saoudiens pouvaient les remplir [idem en Algérie]. Ils ont aussi aidé à la création de la Ligue musulmane mondiale, créée initialement pour contrer l’appel pan-arabe de Nasser.
La campagne profita encore des opportunités offertes par le successeur de Nasser, Anouar al Sadate, qui se définissait lui-même comme un président croyant. Au contraire de Nasser, Sadate autorisa les groupes musulmans salafistes ou les Frères, à ré-émerger et à créer des organisations sociales, à construire des mosquées et à financer des universités.
L’émergence de la Fraternité dans le royaume entraîna une fusion entre la pensée politique du groupe avec des segments de la communauté wahhabite et salafiste, mais accentua aussi les différences entre les deux. Le clergé saoudien établi, ainsi que les militants, reprochaient à la Fraternité sa volonté d’accepter l’État et d’opérer dans le cadre de ses limitations. Ils l’accusaient aussi de créer des divisions, la fitna, entre musulmans, en reconnaissant la formation de groupes politiques et en plaçant la loyauté à ce groupe au dessus de Dieu, des musulmans ou de l’islam.
La campagne saoudienne fut aussi propulsée par la création d’institutions diverses, non seulement la Ligue arabe et ses multiples rejetons, mais aussi Al Haramain, une autre institution de charité, ou l’Université islamique de Médine. Les Saoudiens furent les créateurs de toutes ces entités. Les autres furent les exécutants, souvent avec leurs propres programmes, comme la Fraternité dans le cas d’Al Haramain, ou d’autres militants islamistes, si ce n’est djihadistes.
Voyons cet exemple. Quand la National Commercial Bank était la plus grande institution financière saoudienne, elle avait un département de comptes numérotés. C’étaient tous des comptes appartenant à la famille royale saoudienne. Seul trois personnes avaient accès à ces comptes dont l’un, Khaled Bin Mahfouz, était le propriétaire majoritaire de la banque. Parfois Khaled recevait un coup de fil avec pour instruction de transférer de l’argent vers un pays spécifié, laissant aux bons soins de Khaled de décider exactement où irait l’argent. Une fois, Khaled reçut l’instruction du Prince Sultan de virer 5 millions de dollars à la Bosnie, sans précision de récipiendaire. Khaled envoya l’argent à un centre de charité de Sarajevo qui, à la veille du 11 septembre, fut contrôlé par des agents de sécurité bosniaques et Américains. Le disque dur de l’institution révéla à quel point les djihadistes contrôlaient l’institution. Une fois, les Saoudiens suspectaient un des cadres de l’institution d’être membre du djihad islamique égyptien. Ils envoyèrent quelqu’un à Sarajevo pour enquêter. L’enquêteur questionna l’homme ainsi : «On a entendu dire que tu avais ce genre de relations et si c’est vrai, il va falloir que tu nous quittes.» L’homme porta la main sur son cœur et nia l’allégation. Pour les Saoudiens, l’affaire était réglée jusqu’à ce que le même homme témoigne un jour au tribunal pour raconter comment il était facile de berner les Saoudiens.
Il fallut les attentats d’Al Qaida de 2003/2004 plutôt que le 11 septembre, pour persuader les Saoudiens de reprendre le contrôle en interdisant les donations aux mosquées, en mettant les différents centres de charité sous une même organisation centrale, en contrôlant les transferts de fonds à l’étranger et en travaillant avec les États-Unis et d’autres pour nettoyer tout cela et même, dans le cas d’Al Haramain, de fermer l’institution.
Le problème était que d’un côté il était déjà trop tard et que, de l’autre, le soft power de la campagne de prosélytisme wahhabite était encore utile. Laissez-moi commencer par ce côté utile. La campagne saoudienne atteignit sa vitesse de croisière dans la foulée de la crise pétrolière de 1973 qui remplit les poches du royaume de cash. Cela permit au Roi Faysal de rembourser les religieux pour leur soutien dans son opposition au roi Saoud. Mais, plus important, cela donna les moyens de contrer l’appel créé par la Révolution islamique iranienne de 1979.
Je vais insister un peu sur la relation Saoudie – Iran parce c’est une motivation première du soft power saoudien, non seulement à l’époque, mais encore maintenant. Sous-tendant la rivalité Saoudie – Iran il y a, d’un point de vue saoudien, la perspective d’une bataille existentielle, aiguisée par l’incertitude au sujet de la relation du royaume avec les États-Unis. Les officiels étasuniens ont toujours insisté sur le fait que les deux pays ne partagent pas les mêmes valeurs, mais que leur relation repose sur des intérêts communs. Les relations actuelles, plus fraîches, entre Washington et Ryad, tiennent au fait que leurs intérêts divergent. La divergence devint évidente au moment des révolutions du printemps 2011, en particulier face aux critiques américaines à l’intervention saoudienne au Bahreïn pour écraser une révolte, et le manque d’aide américaine à Hosni Moubarak lorsqu’il fut renversé. L’insistance américaine à conclure un accord avec l’Iran et permettant à ce dernier un retour dans l’arène internationale, s’est faite malgré les fortes objections saoudiennes.
Tout cela a provoqué l’avènement des Salman, du roi Salman et de son puissant fils, le prince Mohammed Bin Salman, et une politique étrangère et militaire bien plus agressive. Mais ne vous y trompez pas, la nouvelle agressivité saoudienne n’est pas la marque d’une déclaration d’indépendance face aux États-Unis. Au contraire, comme l’a montré Mohammed Bin Salman dans une récente interview à The Economist, c’est fait pour forcer les États-Unis à se réengager au Moyen-Orient dans l’espoir que cela entraînera un retour à l’ancien statu quo, c’est-à-dire au soutien américain envers le royaume dans l’espoir qu’il soit la meilleure garantie de stabilité régionale. Les Saoudiens semblent fonctionner sur la base de la théorie marxienne de la Verelendung [paupérisation, NdT], les choses doivent empirer afin de s’améliorer. C’est ce qui explique l’intervention au Yémen qui s’enlise, les mouvements saoudiens en Syrie et des sources crédibles indiquant que les exercices militaires du Royaume sont les signes avant-coureurs d’une intervention saoudienne en Irak pour contrer les milices chiites soutenues par l’Iran.
Pour être clair, les dirigeants saoudiens, au contraire des wahhabites, ne haïssent pas forcément les chiites mais les considèrent comme une 5e colonne et le moyen de contrer l’Iran en motivant les sunnites à résister et à fuir l’influence iranienne. Le sectarisme anti-chiite aide l’Arabie saoudite à mobiliser les musulmans et à les pousser à prendre les armes dans le cadre de la lutte contre l’Iran pour l’hégémonie régionale. L’Arabie saoudite accuse souvent l’Iran d’alimenter le sectarisme en soutenant les milices chiites qui ont ciblé les sunnites en Irak, au Yémen, au Liban et en Syrie. Malgré les déclarations saoudiennes, une recherche du Carnegie Endowment for International Peace a conclu que la rhétorique anti-chiite était bien plus fréquente sur internet que la rhétorique anti-sunnite.
Le fait est que l’Arabie saoudite a eu de réelles inquiétudes face à la révolution iranienne. La chute du régime autocratique pro-américain du Shah a laissé place à un régime révolutionnaire et enclin à exporter sa révolution vers le Golfe. L’Iran ne s’en est pas caché. Par exemple, le quartier général du Front islamique de libération de Bahreïn était hébergé par le Diwan de l’Ayatollah Hussein-Ali Montazeri. Mais ce que l’Iran cherchait à exporter était la révolution et non pas le chiisme. Il a fallu cependant moins d’un an pour que le nationalisme fasse oublier la révolution en Iran. Ce processus fut accéléré par l’invasion irakienne de l’Iran, soutenue par l’Arabie saoudite, et la sanglante guerre de 8 ans qui, parallèlement à la campagne de soft power, marque le début d’une guerre larvée qui dure maintenant depuis plus de 40 ans, malgré quelques périodes de rémission des tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
La détermination saoudienne à contrer la menace de la révolution iranienne en cherchant à la vaincre plutôt qu’à la contenir, a toujours façonné la politique saoudienne envers la république islamique et les chiites. Il est vrai que l’Iran a constamment donné du grain à moudre en créant le Hezbollah, en organisant des manifestations politiques pendant le pèlerinage de la Mecque, en fomentant les attentats des tours Khobar en 1996, pour ne nommer que quelques incidents.
Néanmoins, comme pour le pacte faustien avec le wahhabisme, la manière dont le royaume gère ses relations avec l’Iran révolutionnaire ne pouvait qu’entraîner un retour de bâton et faire de la république islamique une menace existentielle. Plutôt que d’intégrer sa minorité chiite en s’assurant que ses membres soit traités équitablement et ait leur mot à dire dans la société, le royaume devint encore plus suspicieux à l’égard des chiites de la province occidentale riche en pétrole. En procédant ainsi, ils offrirent à l’Iran une chance de forger des liens plus étroits avec les communautés chiites du Golfe.
L’experte du Moyen-Orient Suzanne Maloney a prédit que «la variable la plus importante dans la stabilité des États avec une forte minorité chiite, comme Bahreïn, l’Arabie saoudite, le Koweït et le Pakistan, se trouve dans la teneur de leur politique intérieure, particulièrement au sujet du droit des minorités». Un homme d’affaires chiite koweïtien, qui visita l’Iran dans la foulée du renversement du Shah en 1979, a vu la révolution comme l’ouverture d’une nouvelle ère. «Nous sommes citoyens du Koweït, de Bahreïn, de l’Arabie saoudite. Nous sommes chiites, pas Iraniens. Ce qui se passe en Iran est bon pour tout le monde. Cela poussera nos gouvernements à nous traiter équitablement», disait il à l’époque. C’était une attitude courante, qui s’est manifestée dans le fait que des millions de chiites sont morts en défendant l’Irak contre l’Iran au cours de la guerre entre les deux pays.
Les paroles de l’homme d’affaire ne furent pas entendues. Au lieu de reconnaître les plaintes légitimes de ses minorités, le royaume a accusé l’Iran d’interférence dans ses affaires intérieures et celles de ses alliés. Il s’est appuyé sur des dirigeants autocrates sunnites pour garder la main sur la population chiite majoritaire dans des pays comme l’Irak et Bahreïn.
Les États-Unis ont en effet bousculé la stratégie saoudienne en envahissant l’Irak en 2003, ce qui amena la majorité chiite au pouvoir. A Bahreïn, la caste dirigeante sunnite minoritaire est restée au pouvoir grâce à une féroce répression. La récente décision saoudienne d’annuler les 4 milliards de dollars d’aide au Liban, d’interdire aux Saoudiens de visiter le Liban et de mettre le Hezbollah sur la liste terroriste, constitue une tentative pour nier aux chiites libanais les chances qui reviennent à la majorité d’une population multi-ethnique et multi-culturelle. Les dirigeants saoudiens n’arrivent pas à reconnaître que la perception de Téhéran comme centre du chiisme n’est pas moins légitime que l’insistance de Riyad à être le centre du monde sunnite ou celle d’Israël d’être le centre du monde juif.
Du coup, l’invasion de l’Irak en 2003 qui amena les chiites au pouvoir pour la première fois, a laissé les Saoudiens incrédules. «Pour nous, cela paraissait impossible que vous ayez fait cela. Nous avons fait la guerre ensemble pour empêcher l’Iran d’occuper l’Irak quand celui-ci fut renvoyé du Koweït (en 1991). Et maintenant nous livrons tout le pays à l’Iran sans raisons», a déclaré le prince Saoud al Faysal devant une audience américaine en 2005.
De façon identique, la perception d’une menace iranienne contre la suprématie saoudienne a poussé le prince saoudien Bandar Bin Sultan, une pièce centrale dans la formation de la stratégie sécuritaire saoudienne et dans sa relation avec les États-Unis, à avertir Richard Dearlove, le responsable des services secrets britannique, le MI6, il y a déjà plus de dix ans : «Le temps n’est pas loin au Moyen-Orient où cela sera littéralement ‘que Dieu aide les chiites’.» Plus d’un milliard de sunnites en ont carrément assez. En octobre 2015, le présentateur de télévision saoudien Abdulellah Al-Dosari a célébré la mort de 300 pèlerins chiites iraniens, dont des diplomates, au cours d’un mouvement de foule pendant le pèlerinage à la Mecque, avec ces mots : «Rendons grâce à Allah qui a délivré l’islam et les musulmans de leur plaie. Nous prions pour qu’Il les envoie en enfer pour l’éternité.»
L’approche saoudienne a semé les graines pour des révoltes domestiques intermittentes et des tentatives répétées pour affaiblir et casser la légitimité de l’autre, elle a mis en place les conditions pour un effort global touchant toutes les communautés musulmanes dans le monde, pour s’assurer qu’elles sympathisent avec le wahhabisme saoudien plutôt qu’avec les idéaux de la révolution iranienne. Le soutien saoudien à Saddam Hussein pendant la longue et sanglante guerre de huit ans qui opposa l’Irak à l’Iran, a encore plus empoisonné les relations entre les deux nations, malgré quelques tentatives théoriques d’aplanissement des différences.
Le poison était évident dans le vœu de l’Ayatollah Ruhollah Khomeiny, dont la pensée anti-royaliste était enracinée par l’oppression du régime du Shah qu’il avait renversé. «Les musulmans devraient maudire les tyrans, même la famille royale saoudienne, ces traîtres du tombeau de Dieu; que la malédiction de Dieu et de ses prophètes et anges tombe sur eux», a espéré Khomeiny.
L’exécution de Nimr al Nimr en janvier ne visait pas seulement à envoyer un message à l’opposition domestique et un message à l’Iran. Le message «ne viens pas te frotter à moi» a déjà été fort et clair. L’exécution a été la pièce d’une stratégie délibérée pour retarder, si ce n’est perturber, l’accord nucléaire et le retour de l’Iran sur la scène internationale. Les extrémistes iraniens ont joué le jeu des Saoudiens en attaquant l’ambassade saoudienne. Ces mêmes extrémistes que l’Arabie saoudite n’a pas réussi à renforcer aux élections parlementaires iraniennes et à l’Assemblée des experts de cette semaine, ce conseil qui élira finalement le prochain dirigeant spirituel iranien.
La stratégie est très sensée. Le leadership régional saoudien en vient à exploiter une fenêtre d’opportunité plutôt que de se reposer sur le capital et la puissance pour l’asseoir. L’intérêt de l’Arabie saoudite est de prolonger cette fenêtre d’opportunité aussi longtemps que possible. Cette fenêtre reste ouverte aussi longtemps que les autres puissances régionales, l’Iran, la Turquie et l’Égypte, sont dans des états divers de délabrement. Les sanctions internationales s’en sont longtemps chargées pour l’Iran.
Et voilà ce qui est en train de changer. L’Iran n’est peut être pas arabe et maintient un sens de supériorité perse, mais il a des avantages dont l’Arabie saoudite manque : une grande population, une base industrielle, des ressources, des militaires entraînés, une culture forte, une histoire impériale et une situation géographique qui en fait un carrefour. La Mecque et son argent ne pourront pas tenir la compétition, et sûrement pas en utilisant le wahhabisme.
Et voici le deuxième défi existentiel saoudien. Le rapport coût/bénéfice du mariage saoudien au wahhabisme est en train de changer, tant du point de vue international que domestique. Les visiteurs du royaume dans les années 1990 pouvaient voir le slogan le progrès sans le changement affiché partout. Le fait est que de nos jours le changement est, plus que tout, la clé du progrès.
La chute des prix de l’énergie force le gouvernement saoudien à réformer, diversifier et rationaliser l’économie du royaume. Certains changements se voient déjà sous la forme de l’arrêt des subventions, l’augmentation du prix des services, la recherche de sources alternatives de revenus et d’un plus grand rôle du secteur privé et des femmes. La baisse des charges arrive au moment même où l’Arabie saoudite dépense sans compter pour sa nouvelle agressivité militaire et pour soutenir financièrement des régimes comme l’Égypte qui ne tiendraient pas sans cela. Ces réductions de charges, ces baisse de revenus et ces réformes vont finalement changer le contrat social du pays qui assure un bien-être social du berceau à la tombe, en échange de l’abandon des droits politiques et de l’acceptation du pacte wahhabite et de la répression. Des réformes qui permettraient au royaume de devenir compétitif, c’est-à-dire devenir une économie de connaissance du XXIe siècle seront difficiles, voire impossibles à appliquer aussi longtemps qu’il sera coincé dans les rigidités d’une doctrine religieuse qui regarde vers l’arrière plutôt que vers l’avant, et dont l’idéal est de vivre de la même façon qu’à l’époque du Prophète et de ses compagnons.
L’Arabie saoudite fut réellement choquée de voir, le 11 septembre 2001, que la majorité des terroristes étaient des citoyens saoudiens. La société saoudienne fut examinée à la loupe comme elle ne l’avait encore jamais été. Il arrive en gros la même chose aujourd’hui dans la foulée de l’exécution du Sheikh Nimr. Les Saoudiens s’attendaient à des critiques sur les droits de l’homme. Le genre de critiques qui entrent par une oreille pour ressortir par l’autre. Par contre ils ne s’attendaient pas à ce que l’émergence d’État islamique entraîne une condamnation du wahhabisme et du salafisme.
Du coup, le coût commence à devenir trop élevé alors même que l’Arabie saoudite commence à être comparée à État islamique. D’ailleurs assez justement. Le wahhabisme du XVIIIe siècle et du début du XXe siècle, au moment de la création du second État saoudien en 1932, ressemblait à ce qu’est État islamique aujourd’hui. L’Arabie saoudite est ce qu’État islamique pourrait devenir s’il survivait. Même les religieux saoudiens l’admettent, alors même qu’ils dénoncent EI comme une déviation de l’islam.
Adel Kalbani, un ancien imam de la grande mosquée de La Mecque, le dit sans ambages : «Daesh a adopté l’idéologie salafiste. Ce n’est pas celle des Frères musulmans, du qutubisme, du soufisme ou de l’Ash’ari. Ils ont emprunté leurs pensées à nos livres, ont les mêmes principes. L’origine idéologique est le salafisme. Ils exploitent les principes tirés de nos livres… Nous avons les même principes mais nous les appliquons de manière plus raffinée», dit Kalbani. Mohammed Bin Salman a bien résumé le dilemme saoudien au New York Times en novembre : «Les terroristes me disent que je ne suis pas musulman. Et le monde me dit que je suis un terroriste.»
On peut effectivement se poser la question de l’efficacité du soft power saoudien à différents niveaux. Il est vrai que la Conférence de l’organisation islamique a soutenu l’Arabie saoudite dans son conflit avec l’Iran. Mais seuls quatre pays ont rompu leurs relations diplomatiques avec lui à la suite de l’attaque de l’ambassade saoudienne. Ces quatre pays sont dépendants du royaume, Bahreïn, Djibouti, le Soudan et la Somalie. Aucun des autres pays de Golfe ne le fit, même si certains ont quand même diminué leur niveau de relation. Seule la décision du Soudan dépasse le niveau symbolique en menaçant de perturber la logistique iranienne dans la région. Le Soudan fut remercié par une promesse de 5 milliard de dollars en aide militaire, dont une partie sera prise sur celle promise au Liban. De même, les États du Golfe ont suivi l’Arabie saoudite en conseillant à leurs citoyens de ne pas aller au Liban à cause du Hezbollah, la milice chiite.
Pourtant, le risque potentiel d’identification du wahhabisme et du salafisme à État islamique grandit.
Deux importants partis politiques hollandais ont récemment demandé au gouvernement s’il existait une base légale pour rendre les institutions et écoles wahhabites et salafistes financées par les saoudiens et les Koweïtiens illégales. Cette question survient après que les jeunes sortis de ces institutions refusent de plus en plus tout contact avec la société hollandaise et qu’une minorité d’entre eux aient rejoint EI en Syrie. Le gouvernement n’a pas encore répondu à ces questions. Néanmoins, imaginez un scénario dans lequel l’interdiction serait édictée, portée au tribunal et considérée comme valide par ce tribunal. La prochaine étape serait l’interdiction de tout financement saoudien et l’expulsion de l’attaché religieux saoudien. Le genre de développement que l’État saoudien ne peut pas se permettre.
Le risque fut aussi visible lorsque le vice chancelier allemand, Sigma Gabriel, au cours d’une rare attaque contre l’Arabie saoudite de la part d’un dirigeant occidental, a accusé le royaume de financer les communautés et mosquées extrémistes, faisant courir un risque sécuritaire, et averti que cela devait cesser. «Nous devons dire clairement aux saoudiens que cette époque est terminée. Les mosquées wahhabites sont financées par l’Arabie saoudite dans le monde entier. En Allemagne, de nombreux islamistes qui sont une menace pour la sécurité publique viennent de ces communautés», a-t-il déclaré.
L’attitude internationale envers le sectarisme saoudien et ses guerres par procuration contre l’Iran, est en train de changer alors que les renseignements et les analystes politiques occidentaux en arrivent à la conclusion que la crise syrienne est due en partie à l’indulgence de la communauté internationale envers le prosélytisme wahhabite saoudien. John Brennan, le directeur de la CIA, a essayé, en vain, de convaincre l’Arabie saoudite d’arrêter de financer les combattants islamistes sunnites, au cours d’une réunion des chefs des services de renseignements en 2011 à Washington. Un conseiller de Brennan a raconté que les Saoudiens avaient ignoré la demande de Brennan : «Ils sont repartis chez eux, ont accentué leurs efforts envers les extrémistes et nous ont demandé une aide technique. Nous avons dit d’accord et nous nous sommes retrouvés à renforcer ainsi les extrémistes.»
La relation complexe entre les Al Saoud et le wahhabisme entraîne des dilemmes politiques pour le gouvernement d’Arabie saoudite, complique sa relation avec les États-Unis et son approche des différentes crises au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, surtout la Syrie, État islamique et le Yémen. L’historien Richard Bulliet nous explique que «le roi Salman est face à un choix difficile. Va-t-il faire ce qu’Obama, Hillary Clinton et de nombreux Républicains veulent qu’il fasse, c’est-à-dire diriger une alliance sunnite contre EI ? Ou va-t-il continuer à ignorer la Syrie, à attaquer les chiites au Yémen et laisser ses sujets continuer à alimenter en argent et en vie la guerre du califat d’EI contre le chiisme ? Le premier choix risque d’alimenter la révolte, qui pourrait devenir fatale, à l’intérieur du royaume. Le second contribue à alimenter le sentiment que l’Arabie saoudite est insensible aux crimes commis dans le monde au nom de l’islam sunnite. Prédiction : d’ici cinq ans, soit l’Arabie saoudite aura aidé à vaincre EI, soit elle le sera devenue.»
Les problèmes des Al Saoud sont amplifiés par le fait que le clergé saoudien s’emmêle du fait qu’il soit vendu au régime tout en ayant des fortes affinités avec l’islam militant. L’intellectuel saoudien Madawi Al-Rasheed explique que le sectarisme qui sous-tend la campagne anti-Iran renforce la stabilité du régime parce qu’elle assure «une société divisée, incapable des solidarités fortes nécessaires pour demander des réformes politiques […] Les divisions sont accentuées par la promotion par le régime d’un nationalisme religieux, ancré dans des enseignements wahhabites qui sont intolérants à la diversité religieuse […] La dissidence se concentre alors sur les conflits régionaux, tribaux et sectaires».
Les problèmes sont aussi évidents dans l’approche vis-à-vis de la Syrie. Un décret royal interdisant aux Saoudiens d’apporter de l’aide morale ou matérielle à EI ou aux groupe affiliés à Al-Qaida en Syrie fut contrecarré un an plus tard par une déclaration faite par 50 religieux appelant les musulmans sunnites à s’unir contre la Russie, l’Iran et le régime d’Al-Assad. La déclaration décrit les groupes luttant contre Assad comme des guerriers saints, déclaration vue comme une reconnaissance des groupes djihadistes.
De même, l’intervention saoudienne au Yémen, dont le but est de vaincre les Houthis, le seul groupe ayant repoussé les avancées d’Al-Qaida dans le pays, mais qui a aussi menacé le rôle dominant du royaume dans la politique yéménite a, de facto, transformé l’aviation saoudienne en une aviation djihadiste permettant ainsi à Al-Qaida de s’étendre dans le pays.
Que Bulliet se trompe ou pas dans sa prédiction, le wahhabisme n’est pas ce qui permettra à l’Arabie saoudite de maintenir son hégémonie régionale. En réalité, tant que le wahhabisme est un acteur dominant du royaume, l’Arabie saoudite risque de perdre sa bataille pour l’hégémonie. En bout de course, c’est le chaos final. L’enjeu sera existentiel pour le pays.
L’Iran pose une menace existentielle, non pas parce qu’il se projette encore comme un État révolutionnaire, mais tout simplement par ce qu’il est, son capital qu’il peut faire fructifier et les défis intrinsèques qu’il représente. Mais tout aussi existentiel est le fait que le wahhabisme risque fortement de devenir un handicap interne et externe pour les Al Saoud. L’avenir est sombre et ne le sera pas plus s’ils abandonnent le wahhabisme comme base légitime de leur pouvoir absolu.

Par James M.Dorsey
Le 7 mars 2016 – Eurasiareview
Traduit par Wayan pour le Saker